Auteure: Marie-Hélène Brunet, parent et Professeure adjointe à la Faculté d’éducation, Université d’Ottawa
Les récits nous entourent, ils prennent de multiples formes : romans, manuels, séries télévisuelles, films, jeux vidéo (sans oublier nos récits, notre manière de raconter des histoires). Je ne surprendrai pas les lecteurs et les lectrices de ce blogue en disant que les biais (racistes, sexistes, classistes, capacististes, etc.) sont encore aujourd’hui prégnants dans ces récits, et que ces récits occupent toujours une place importante dans les classes et dans les écoles.
Les parents peuvent certes choisir les récits qu’ils présentent à leurs enfants à la maison, ils peuvent porter une attention particulière et s’assurer de diversifier les points de vues, ils peuvent sélectionner des récits où les héros et les héroïnes sont diversifié∙e∙s ou encore équiper leurs enfants à repérer dans les récits les multiples stéréotypes et à les contester. Mais l’école ne peut se décharger de sa responsabilité de former les élèves à la critique et à la déconstruction des stéréotypes. D’une part, parce que l’école véhicule les récits et utilise ceux-ci comme courroie de transmission et d’apprentissage; et d’autre part parce que les programmes scolaires l’exigent. Prenons le curriculum ontarien en études sociales pour l’élémentaire (MÉO, 2018). On peut lire, à la page 61, ceci :
« Dans le programme d’études sociales, d’histoire et de géographie, l’élève met à contribution ses habiletés en littératie critique pour analyser divers textes médiatiques, pour en déterminer les objectifs et pour décoder les messages sous-jacents. Ce faisant, l’élève peut relever les préjugés que renferment ces textes et leurs lacunes, c’est-à-dire, comment on a déterminé leur contenu, qui en a eu la responsabilité et qui sont les personnes ou les groupes dont on a omis les perspectives. L’élève est alors en mesure d’élaborer sa propre interprétation d’une problématique. Le personnel enseignant doit donc favoriser et multiplier les occasions permettant à l’élève de participer à des discussions critiques sur le contenu de la documentation qui lui est présentée, qu’il s’agisse d’émissions de télévision, de films, de pages Web, de messages publicitaires ou d’autres moyens d’expression. Ce genre de discussion aide l’élève à comprendre comment les auteurs tentent de le joindre en tant que membre d’une communauté ou de la société en général. En effet, le langage et la communication, quels qu’ils soient, ne sont jamais neutres : ils servent à informer, divertir, persuader, émouvoir et manipuler. » (je souligne)
Or, au travers de mes recherches (je suis professeure en éducation, mais cette question m’interpelle tout autant comme parent), j’ai constaté qu’il y a énormément de résistance à déconstruire les récits. Plusieurs voient ces récits et plus particulièrement les manuels scolaires, comme neutres et objectifs. Après tout, n’ont-ils pas été approuvés par des instances gouvernementales (Bureau d’approbation du matériel didactique au Québec, Liste Trillium en Ontario), ne suivent-ils pas les exigences des programmes et de ce fait, ne devraient-ils pas être automatiquement exempts de stéréotypes, de préjugés ou de discrimination? Très peu questionnent d’ailleurs les programmes en eux-mêmes, qui sont en quelque sorte des récits et qui demeurent problématiques à de nombreux égards.
La réalité est bien plus complexe. Les représentations dégradantes sont peut-être moins explicites, mais elles sont bel et bien présentes dans les formulations, dans le choix de qui est présenté∙e et illustré∙e et de qui ne l’est pas, dans les invisibilités. Or, comme l’exprime dans un récent avis le Conseil du Statut de la Femme, pour percevoir et détecter les nombreux biais dans les récits, il faut souvent une formation. En d’autres mots, pour que les enseignant∙e∙s décident de travailler les récits de façon critique en classe, il faut d’abord qu’ils∙elles aient été formé∙e∙s pour le faire. Il y a donc un travail en amont à faire, qui, il faut le dire, n’est pas encore complètement intégré dans les formations à l’enseignement (formation initiale et formation continue). Ce travail, c’est celui de révéler les formes plus subtiles de discrimination qui sont présentes dans les récits. Ce n’est que lorsque les enseignant∙e∙s prennent conscience des biais dans les récits, ce qui mène souvent à une prise de conscience du privilège, qu’ils∙elles deviennent équipé∙e∙s pour aborder les récits de manière critique en classe.
Je considère que cette formation doit comporter quatre étapes et que chacune d’elles est essentielle au succès et à la possibilité, par la suite, que les enseignant∙e∙s décident d’utiliser ces outils à même leur classe et avec leurs élèves.
La première étape est celle de questionner le rapport au récit. Cela signifie entre autres de questionner l’usage que l’on fait des récits : si je montre un film en classe, est-ce que c’est purement par divertissement ou pour illustrer une réalité (en classe d’histoire par exemple)? S’en suit-il une discussion, et si oui, sur quoi porte-t-elle? De quelle manière est-ce que j’utilise le manuel? Sert-il uniquement au repérage d’informations pour répondre à des questions factuelles? Est-ce qu’il m’arrive de demander aux élèves d’évaluer une image ou un texte du manuel de façon critique? Est-ce que moi-même, comme individu, il m’arrive ou non de questionner les représentations des récits?
La deuxième étape est de révéler des biais subtils dans les récits. Les possibilités sont multiples et les supports pédagogiques nombreux (en français, je suggère l’excellent site suivant sur la thématique du genre : Genrimages). Je donnerai un exemple assez simple ici en prenant le cas de formulations très simples qui peuvent se trouver dans des manuels d’histoire. On peut révéler (et cela peut se faire dans le cadre d’une discussion) la différence entre les deux formulations suivantes concernant le droit de vote pour les femmes : « Le gouvernement d’Adélard Godbout a donné le droit de vote aux femmes en 1940 » et « Les femmes ont lutté pendant plusieurs décennies pour finalement obtenir le droit de vote en 1940 ». La première exclut les femmes de leur propre lutte pour donner le mérite d’une lutte historique à un Premier ministre. Ce type de formulation est commune dans les livres d’histoire lorsqu’il est question des groupes minorisés ou marginalisés : cela contribue à les invisibiliser, à présenter leurs contributions à l’histoire de manière passive plutôt qu’active et peut mener facilement les élèves à croire à un progrès constant et une égalité « acquise » grâce au travail des seuls dirigeants. Une autre proposition ici est celle du Test de Bechdel, outil simple et concret qui permet de voir à quel point les femmes sont invisibilisées dans le cinéma hollywoodien; ce test peut aussi prendre d’autres formes, comme le Test DuVernay pour la diversité raciale ou le Test Russo pour la diversité sexuelle.
La troisième étape est de permettre aux participant∙e∙s de détecter par eux∙elles-mêmes des stéréotypes dans les récits. On peut ici partir de quelques extraits de manuels scolaires, de publicités, de littérature jeunesse, d’articles de journaux, etc. Des chercheurs suggèrent aussi une excellente activité qui part des différentes projections de cartes géographiques pour voir quel récit est proposé dans une carte géographique et même y percevoir des biais racistes (Zembylas et Papamichael, 2017). La pédagogie adoptée ici doit être active si l’on souhaite qu’un transfert s’opère par la suite dans les futurs choix pédagogiques. En équipes, les enseignant∙e∙s discutent et font part de leurs trouvailles : ils∙elles aiguisent leur sens critique et, à l’aide de leurs collègues, ressortent de cette étape convaincu∙e∙s que les stéréotypes sont présents, et qu’ils doivent être identifiés et questionnés.
La dernière étape, mais non la moindre, c’est la (re)construction. Il faut amener les participant∙e∙s à proposer de nouveaux récits, plus justes. Cela peut être la réécriture d’un paragraphe de manuel pour qu’il redonne la place à ceux∙celles qui en avaient été écarté∙e∙s. Pour un roman ou pour une œuvre cinématographique, on pourra demander d’ajouter un personnage, de repenser la trame narrative ou de trouver une fin alternative. Si la formation s’étale sur plusieurs jours ou semaines, on pourra incorporer ici une recherche plus substantielle permettant un regard sur les histoires « oubliées » ou méconnues pour appuyer d’autant plus la (re)construction du récit.
Ce court blogue ne détaille pas l’ensemble des possibilités de formation, mais propose des étapes qui peuvent mener à mieux identifier et révéler les absences et les biais dans les récits qui nous entourent. Il faut initier et continuer ce travail, non seulement dans les facultés d’éducation, mais à plus grande échelle : auprès des directions d’école, auprès des enseignant∙e∙s déjà en poste. Parents pour la diversité fait d’ailleurs un travail colossal en ce sens et c’est l’une des nombreuses raisons qui me motive à me joindre à cet important projet. Petit à petit, il faut conscientiser pour permettre un changement nécessaire et légitime dans nos écoles.